Confiance et contrôle

La confiance exclut-elle le contrôle ?

J’entends parfois l’expression «la confiance n’exclut pas le contrôle». Une expression –originellement de Lénine– de micromanager qui, en plus d'amuser, laisse un goût amer dans la bouche quand on en est l'objet.

Ce goût amer n'est pas anodin, il est le résultat d'une tentative de communication entre l'inconscient et le conscient, le premier tentant de passer un message au second. En réalité un double message: l'assertion est fausse et on essaie de nous manipuler.

Comme tout slogan, il est destiné à changer le chemin habituel de la compréhension des signes afin d'en perturber le sens et d'identifier plus difficilement sa validité.

Pour savoir ce qu'il en est très précisément, prenons le temps de le déconstruire et de rapporter chaque partie à son plus petit dénominateur commun. À partir de là, nous pourrons reconstruire l'assertion dans le bon sens et déterminer si elle est valide ou non.

À propos du contrôle

Le mot «contrôle» a ici son importance.

L’erreur est inhérente à la vie. L’évolution elle-même repose sur des erreurs, dont certaines deviennent des améliorations tandis que les moins adaptées mènent à la disparition.

L’humain n’est pas à l’abri des erreurs, c’est pourquoi il n’est pas anormal de disposer d’un second avis afin de vérifier qu’aucune erreur n’a été commise, de préférence avec un autre regard que celui de l’acteur principal.

Cependant, même si nous utilisons parfois le mot «contrôle» par abus de langage, il ne s’agit que d’une vérification. Et cette vérification s’effectue en général de pair à pair, c’est-à-dire entre personnes de même niveau «technique». La vérification possède alors une dimension horizontale et émerge spontanément de tout individu ayant un minimum de recul par rapport à lui-même.

Le contrôle, lui, est vertical. Il s’effectue du haut vers le bas, depuis personne qui possède un pouvoir de coercition ou un moyen de pression quelconque.

Pour bien comprendre cette différence, il suffit d’effectuer une expérience simple : allons dans un aéroport et prenons un avion en direction d’un pays étranger. À un moment donné, soit au départ, soit à l’arrivée, il nous faudra passer un contrôle douanier. Notons déjà que nous parlons généralement de «contrôle douanier», pas de «vérification douanière», sans que cela étonne qui que ce soit. Et au moment du contrôle, essayons de le refuser. Si nous refusons, notre vie va devenir brusquement un peu plus compliquée.

Nous comprenons bien, intuitivement, la verticalité du contrôle, imposé par le pouvoir coercitif jusque dans les sous-vêtements de nos bagages.

Il ne fait aucun doute à ce moment qu’il ne s’agit pas d’une simple vérification de pair à pair, mais bien d’un contrôle, qu’il soit de routine ou systématique.

À propos de la confiance

La confiance est un sujet très intéressant. Et pour bien la comprendre, le plus simple est de faire un travail de pensée.

Imaginons que nous ayons un croyant dans notre entourage. Si le croyant, c’est nous, ça n’en sera que plus facile.

Cet ami croit en Dieu. Il y croit, et pourtant il n’a aucune preuve que Dieu existe. C’est pourquoi il est croyant. Il n’y a aucune preuve de l’existence –ou de la non-existence– de Dieu, mais a fait le choix personnel d’y croire. Ce choix implique une prise de risque. Le risque d’y croire et de se tromper. Que Dieu n’existe pas, en fin de compte. Mais il prend ce risque.

C’est pourquoi Dieu est amour. Parce que pour que les individus acceptent de croire en Dieu, il faut que ce soit réciproque. Dieu accepte de croire en l’homme au point de lui permettre d’accéder à son royaume. Dieu étant amour, le croyant doit se laisser envahir par l’amour de Dieu et lui offrir son amour en retour. Cette relation d’amour repose donc sur la confiance : aimer, c’est faire confiance. Si on doute de l’amour de Dieu, alors c’est qu’on n'a forcément plus confiance.

Ce qui est intéressant est que la relation de confiance entre le croyant et Dieu est assez simple à expliquer et qu’elle est alors transposable aisément dans les relations entre deux individus : comme pour la relation à Dieu, il n’existe pas de preuve absolue qu’un individu nous aime. Il le dit, peut tenter de faire des efforts par des attentions… mais en définitive, il n’y a jamais de preuve absolue d’amour. L’amour repose sur la confiance de celui qui y croit, mais il peut se tromper.

Aimer une personne, c’est prendre un risque. Le risque d’aimer, de faire confiance et de se tromper. L’autre peut nous mentir, nous trahir. Et d’ailleurs, on dit bien «j’ai été trompé(e)» ou « il/elle m'a trompé(e)».

Quel que soit le contexte, aimer, c’est faire confiance. Et cette confiance nécessite de prendre le risque de se tromper car il n’existe, dans aucun cas, une preuve absolue d’amour. La fameuse citation de Pierre Reverdy «Il n'y pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour» est donc fausse.

La seule relation qui existe entre deux personnes qui s’aiment est alors la confiance. Pas de confiance, pas d’amour –et c'est ça qui est beau.

L'usage du contrôle traduit avant tout un manque de confiance

Bien entendu, vous me direz que dans le cadre professionnel, il n'est nullement question de relation amoureuse, mais de relation professionnelle. Et ça change tout.

En fait, pas tant que ça. La relation de causalité confiance et contrôle ne change pas et reste toujours valable.

Pour bien comprendre cette relation, le plus simple est de raisonner par l'absurde : restons sur la relation entre deux personnes qui s’aiment et imaginons qu’une personne demande à son (sa) partenaire de jeter un œil dans l’historique de ses appels téléphoniques pour «vérifier» qui il/elle a contacté –ou par qui il/elle a été contacté(e).

Mis à part le cas « tu te souviens du numéro de la personne qui t’avais appelé(e) tel jour… j’aimerais la rappeler », le simple fait de fouiller sans soit demander l'autorisation, soit par un moyen de coecition pour vérifier l’historique des contacts d’une personne, motivé par la jalousie (par exemple), n’est pas une preuve de confiance. Mais il n'y a objectivement aucune raison valable de fouiller das la vie privée d'autrui sans lui demander son avis avec la possibilité de refuser. La seule exception étant le mandat d'un juge.

Car s’il y a confiance, alors il n’y a pas besoin de preuve. Le croyant croit en Dieu, sans nécessité de preuve. Il n’existe aucune preuve absolue d’amour.

Et, pour aller jusqu’au bout, l’amour sincère doit reposer sur la confiance, sans recherche de preuve. Nous voyons bien dans le cas de la consultation de l'historique des appels que le simple fait de vouloir «vérifier» montre qu’il y a un doute sur la sincérité ou sur la force du partenaire –saura-t-il résister à la tentation ?

À partir du moment où le doute s’installe, l’amour se fragilise, se fendille, se meurt. Lorsqu’une personne doute de la sincérité sentimentale de son partenaire, il est rare que ce dernier lui dise de son propre chef : « je me sens fragile, faible devant la tentation. Peux-tu vérifier que je ne m’égare pas, que je ne me trompe pas. »

Non. En général, celui qui doute va tenter de déterminer de façon «scientifique» et unilatérale que le doute est fondé, en fouillant, investiguant, enquêtant, avec ou sans l’aval de l’autre –et lorsque l’aval est obtenu, c’est souvent suite à un chantage plus ou moins masqué.

Bref, il ne vérifie pas ; il contrôle. Le contrôle provient donc quasiment exclusivement d'un manque de confiance. Et les cas où la confiance implique malgré tout un contrôle sont si rares qu'il vaut mieux considérer que la relation de causalité est toujours vraie, y compris dans la relation professionnelle –ou toute relation non amoureuse.

En effet, l'amour excluant le contrôle, alors celui qui contrôle n'est pas dans une relation d'amour –à ce moment-là– et elle est donc exactement identique à n'importe quelle autre relation, professionnelle incluse.

Pour ceux qui auraient un doute sur la cohabitation «amour» et «contrôle» : vous imaginez-vous un seul instant dans une relation dans laquelle votre partenaire contrôlerait tout ce que vous faites : communications, déplacements, actions. Vous pourriez dire que c'est une preuve d'amour –parce que «la jalousie est une preuve d'amour»– mais pourriez-vous vraiment dire qu’il fait tout ça parce qu’il vous fait confiance ?

Nous voyons donc, même intuitivement, que confiance et contrôle sont exclusifs l'un de l'autre : il ne peut pas exister de réelle confiance s’il y a contrôle. Ou, plus exactement : c’est parce qu’on n’a pas confiance qu’on a besoin de contrôle. Inversement : si l'on fait confiance, on n’a pas besoin de contrôler.

Une information essentielle sur l'émetteur

Au-delà de la simple démonstration «confiance et contrôle sont forcément exclusifs», nous pouvons remarquer que vous ne sommes probablement pas intuitivement surpris. Au fond de nous, la confiance excluait le contrôle et la jolie assertion n’est qu’un slogan publicitaire pour nous faire accepter cette valeur contre-intuitive, créée de toutes pièces pour mieux nous manipuler.

Nous noterons aussi que notre intuition de départ repose sur le fait conscient ou inconscient que nous sommes sensibles à la façon dont les gens s’expriment plus que ce qu’ils disent, que le contexte dans lequel les mots sont utilisés est plus important que les mots eux-mêmes, pris indépendamment les uns des autres.

Nous avons vu que le contrôle est communément utilisé dans des contextes verticaux, tandis que la vérification dans des contextes horizontaux. C’est probablement la leçon la plus importante de toute dans cette histoire: la façon dont nous utilisons les mots décrit de façon implacable la façon dont notre cerveau fonctionne. Il s’agit d’automatismes si puissants qu’ils ne peuvent pas être contrôlés –et lorsqu’ils le sont, ça se voit immédiatement. Car même les plus grands menteurs se trahissent de cette façon. Le pouvoir des menteurs repose sur les mots. Or, pour mentir, il faut parler. Plus ils parlent, plus ils s’exposent et plus ils nous donnent les moyens de découvrir.

Conclusion

Pour résumer, «la confiance n’exclut pas le contrôle» est un slogan qui en dit long sur la personne qui l’emploie car l’usage que nous avons des mots n’est jamais anodin. Dans ce cas précis, comme il sert à désactiver l’intuition en la remplaçant pas une logique contre-intuitive, alors l’émetteur du message n’a probablement pas confiance et a, de surcroît, un besoin de contrôle. Car ce contrôle lui permet d’avoir une vision plus large sur son environnement et lui donne l’impression de pouvoir anticiper les problèmes.

Pour celui qui n'a pas confiance –en lui et en les autres–, ce slogan est une nécessité car il vit dans un monde de coopération. La coopération nécessite en grande partie la confiance pour que les invidus acceptent de coopérer. Or le manque de confiance brise de fait la confiance des individus entre eux et oblige à les mettre sous pression permanente, ce qui rend une atmosphère toxique. Il faut donc trouver un moyen simple de se rassurer sans pour autant briser frontalement la confiance des uns et des autres.

C'est aussi une facilité : il est plus facile d'appliquer une règle simple, la même pour tout le monde – la méfiance par défaut– que d'appliquer une règle compliquée qui nécessite de bien connaître les individus qui nous entourent avant de se rendre compte –trop tard– qu'on a été trahi.

Il est fort dommage de constater que l'émetteur du message tente d'appliquer aux autres le même fonctionnement qu'à lui-même: il considère que l'homme étant un loup pour l'homme, alors la confiance est une qualité qui se bâtit et non innée. Ce qui est globalement faux car l'homme étant un individu sociable par nature, il cherchera avant tout, de façon innée, à collaborer. Or, cette collaboration spontanée ne peut pas fonctionner sans une confiance naïve. C'est d'ailleurs pour cette raison que les arnaqueurs gagnent leur vie : ils utilisent la confiance innée des individus.

Si cette capacité était une faiblesse, alors elle aurait disparu depuis longtemps. Cependant, le tout étant supérieur à la somme des parties, nous sommes toujours plus fort à plusieurs que séparément seuls. Celui qui n'a pas confiance à donc plus à gagner à faire l'effort de faire à nouveau confiance, quitte à se tromper –et apprendre de ses erreurs– que de propager sa méfiance naturelle.

Quelle stratégie adopter ?

Dans ce genre de situation, nous tombons parfois sur le conseil simple du partage de l'information en partant du principe que ce qui manque au contrôle est une information simple et complète afin d'avoir une vision d'ensemble et ainsi de la remplacer par la confiance.

En ce qui me concerne, je déconseille cette méthode. Tout d'abord parce qu'elle ne fait que conforter l'individu dans son comportement. Au lieu de subir son besoin de contrôle, nous l'anticipons. Nous ne faisons, en définitive, que lui donner raison et nous rallier à sa cause. Cette solution part du principe sous-jacent simple que celui qui n'a rien à se reprocher n'a rien à cacher.

Si nous reprenons l'exemple du couple, cela reviendrait à dire que si les protagonistes n'ont rien à cacher, ils peuvent autoriser sans réserve l'accès aux courriels, comptes bancaires, historiques des appels…

Le manque de confiance est contre-productif

Le plus grand perdant de ce système de contrôle est le contrôleur lui-même. Il pense qu'en ayant un contrôle sur tout il aura la vision de tout et qu'il pourra éviter les écueils. Le besoin de contrôle provenant d'un manque de confiance, la capacité à déléguer est réduite de fait à néant, nécessitant temps et énergie cognitive de la part de l'acteur. Le premier étant limité, la seconde étant chère, ce dernier est alors le grand perdant dont il est le seul participant.

En effet, celui qui veut vraiment cacher une information le peut aisément, il lui suffit alors de ne pas la fournir. Celui qui a des choses à cacher ou à se reprocher trouvera toujours un moyen de masquer l'information. 

Quant à lui, celui qui n'a rien à se reprocher n'a aucune raison de participer et d'essuyer la pression d'une suspicion constante. Il cherchera tout naturellement à y mettre de la mauvaise volonté pour compliquer la tâche du surveillant en brouillant les pistes avec de l'obfuscation, de la mauvaise volonté ou, pire, en court-circuitant et agissant en douce. C'est donc un jeu sans fin du chat et de la souris qui fait perdre du temps à tout le monde au lieu de se concentrer sur les vrais sujets importants.

Prendre le risque d'être plus malin

Comme nous l'avons vu, la confiance nécessite une prise de risque. Le risque de se tromper. Il n'est jamais agréable de se tromper et, dans le cadre professionnel, les répercutions peuvent être dramatiques. Cependant, plus l'erreur de jugement est douloureuse, plus nous apprenons vite. Et nous apprenons à reconnaître les motifs qui trahissent les menteurs –en commençant par la confiance et le contrôle–, nous permettant ainsi d'affiner notre détecteur naturel de confiance.

En réalité, nous ne développons pas de capacité à détecter les menteurs, nous réapprenons à faire confiance à notre intuititon et capturer les messages qu'elle nous envoie puis les décoder avec discernement. Plus nous l'excerçons, plus nous gagnons en acuité. On apprend pas au vieux singe à faire la grimace.

Restaurer une confiance

La méthode la plus simple consiste à construire un espace de confiance, non pas en contrôlant en permanence le respect des règles, mais en favorisant la coopération, en rappelant que le tout est supérieur à la somme des parties et que la violation d'une règle entraîne des pénalités lourdes de conséquences, aussi bien pour l'individu que pour ses collègues. En contrepartie de cela, il faut permettre à chacun d'évoluer avec liberté, en suivant son propre chemin, sa propre créativité, en respectant ses choix, ses décisions.

Cependant, si la coopération est encouragée, alors l'individu sera mis en confiance et demandera de lui-même l'avis des autres et la vérification de ses pairs. L'équilibre est alors ainsi rétabli et la confiance restaurée.